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La Crue - Amy Hassinger


“Avant la construction du barrage, les esturgeons d'eau douce abondaient dans la rivière Name (prononcer nahmay, le mot ojibwé pour esturgeon), des centaines d'arpents de la réserve indienne avaient ensuite été inondés, y compris les rizières traditionnelles de la tribu et des milliers de tombes anciennes. Les Ojibwés avaient fait front, partageant la même indignation face aux destructions que provoquaient les barrages : les canyons, prairies et terres inondables, à jamais submergées ; les rivières jadis sauvages, transformées en baignoires ou ruisselets ; les poissons mourant par milliers, incapable de remonter jusqu'à leurs frayères. Les modes de vie traditionnels entièrement détruits. Un barrage, n'importe quel barrage, était à leurs yeux une chose mauvaise. Et celui d'Old Bend semblait particulièrement néfaste à Rachel, car en un sens il appartenait à sa famille."

Cela vous arrive-t-il de ne pas vouloir finir un livre car vous n'avez pas envie de quitter ses personnages et l'atmosphère dans laquelle il vous plonge ? C'est pour ces raisons que j'ai laissé de côté pendant plusieurs jours les cinquante dernières pages de La Crue, d'Amy Hassinger. J'avais peur d'être déçue par sa fin, ce qui est un peu étrange car jusqu'à ce cap, le roman m'avait totalement conquise. J'étais tellement heureuse de croiser la route d'un personnage principal féminin qui ne sait pas ce qu'il veut, qu'après 400 pages de haute maîtrise de la thématique risquée de l'indécision, j'avais peur d'une fin facile et qui ne respecte pas la personnalité des protagonistes.

“Tenir quelqu'un à l'écart de ce qu'il aime revient à le tenir à l'écart de lui-même.”

Avant de partager avec vous mon avis, quelques mots sur l'intrigue : une nuit, Rachel Clayborne, 32 ans, décide subitement de quitter son mari et l'Illinois pour rejoindre avec son bébé la ferme de sa grand-mère, Maddy. Alors que cette dernière semble vivre ses derniers jours, se pose la question de l'avenir de ce lieu cher à son cœur et à celui de Rachel. Localisée près d'un barrage construit par la famille Clayborne, la ferme se situe en effet sur des terres qui appartenaient initialement aux Ojibwés, une tribu amérindienne dont est issue Diane, l'aide de vie de Maddy... et Joe, l'amour de jeunesse de Rachel.

“On ne cesse jamais d'aimer un endroit. Il fait partie de toi.”

Inutile de faire planer un suspense sur le sort des cinquante dernières pages : je les ai lues et, comme tout le reste du corps de La Crue, je les ai adorées. Avis aux âmes nostalgiques, à celles et ceux qui sont comme moi allergiques aux histoires manichéennes, aux féru·e·s de littérature nord-américaine, aux amoureux·ses de la nature : ce roman est fait pour vous. Je me suis rarement autant identifiée et attachée à une (anti)héroïne. Quel magnifique et lumineux personnage que Rachel Clayborne ! A contre-courant des idées souvent tranchées sur ces sujets, elle erre entre des pulsions mouvantes sur la maternité, le mariage et ses convictions écologiques. A l'heure où la majorité des femmes semblent savoir si elles veulent se marier ou non, avoir des enfants ou non, je désespérais de rencontrer une héroïne confuse sur ces choix que la société nous pousse à faire et sur lesquels elle nous juge trop souvent.

“Rachel posa la main sur celle de sa grand-mère. "Je crois que je me suis donné trop de mal, continua-t-elle, pour essayer de devenir la femme que je pensais devoir être – bonne étudiante, bonne prof, bonne épouse, bonne mère. J'ai essayé de coller au mieux à tous ces modèles. Mais aucun ne semble me convenir. C'est comme si je me forçais à mettre des vêtements de plus en plus petits jusqu'à ne plus pouvoir respirer !”

Parallèlement – et là réside tout le talent de l'autrice –, ces oscillations ainsi que l'attachement de Rachel aux gens qu'elle aime ne l'empêchent pas d'être ancrée à une valeur qui surplombe tout : la liberté. Amy Hassinger nous offre une autre vision du rêve américain et célèbre l'appartenance sous des formes multiples et passionnantes : dévouement à un pays, à une terre, à une communauté, à une famille. Le tout dans un tourbillon d'amour vif, puissant, et insondable. Une ode à la vie à ne surtout pas manquer.

“La Ferme et Mamie la sauvaient, ainsi qu'elle en avait eu l'intuition. Mamie, qui ne se souciait pas de vos réussites, mais de la manière dont vous vous occupiez des gens qui vous étaient proches. Mamie, dont la joie de vivre ne dépendait pas de la perfection de ses actes, mais du plaisir qu'elle prenait à ce qui l'entourait et aux tâches simples que chaque nouvelle journée lui imposait. Le mode de vie de Mamie semblait mieux accordé au pouls de la terre que l'existence à laquelle Rachel s'était habituée. Elle sentait ce pouls battre ici même à la Ferme, elle désirait suivre son rythme vital, ne jamais le lâcher.”

La Crue, d'Amy Hassinger, aux éditions Rue de l’Échiquier (480 pages, 24 €)

Un grand merci à la maison d'édition pour l'envoi du livre !

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