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Landfall - Ellen Urbani


"J'ai vu les tours tomber, comme tout le monde, mais ça avait quelque chose de tellement surréaliste, dit-elle. J'aurais presque pu imaginer que ça n'était pas vraiment arrivé. Mais les murs avec tous ces visages scotchés dessus, et la façon dont les proches brandissaient des photos devant la caméra et disaient "C'est mon fils, il travaillait au 57ème étage", ou "Ma femme est courtière chez Cantor Fitzgerald, l'avez-vous vue ?, mon Dieu, ça m'a tuée. Chaque fois que je voyais un visage, je fondais en larmes. Les présentateurs annonçaient "Trois mille personnes portées disparues", et ça n'éveillait rien en moi, comme s'ils parlaient d'une cargaison perdue de ... stylos, ou quoi... Puis une femme se précipitait en brandissant la photo d'un homme portant une casquette, le bras passé autour des épaules d'un ami, avec un sourire un peu de traverses et des grosses fossettes, elle montrait l'image et disait "Mon mari...", et je pouvais à peine respirer ! Je n'arrête pas de penser aux albums photo de ces gens, les photos qu'ils ont arrachées pour les montrer aux caméras. Imaginez le reste de ces albums. Rien que des pages blanches après ça."

Avez-vous déjà entendu parler de la loi du mort-kilomètre ? Appelée aussi loi de proximité, cette règle suivie par les médias sous-entend qu'une information a plus ou moins d'importance selon sa proximité géographique avec son lecteur. Autrement dit, comme l'explique cette petite vidéo très bien faite, un événement qui se déroule à proximité prend généralement plus d'importance d'un événement qui se déroule loin. Par exemple, un seul décès en France pourra être traité par les journalistes de la même façon — si ce n'est de manière plus intense — que des milliers de morts dans un pays lointain, à des kilomètres de chez soi. Ce qui donne parfois la détestable impression que certaines vies valent plus que d'autres...

Jusqu'à ce que la merveilleuse Steph Croqueuse de Livres glisse entre mes mains le roman Landfall d'Ellen Urbani, je n'avais qu'une vague idée de ce qu'avait été Katrina, l'un des six ouragans les plus forts jamais enregistrés, qui a frappé La Nouvelle-Orléans le 29 août 2005.

1836 morts.

Ayant prévu de voyager dans cette ville cet automne (d'ailleurs, quand j'évoque ce périple, on me demande souvent si je n'ai pas peur de croiser le chemin d'une tempête tropicale), je ne pouvais pas, je ne voulais pas faire l'impasse sur l'importance de cette catastrophe dans l'histoire de La Nouvelle-Orléans. J'ai certes prévu de faire ma touriste, de m'embrumer des aspects les plus joviaux de la Louisiane, mais il faut aussi savoir retirer ses lunettes de soleil et ouvrir grand les yeux sur des réalités incontournables qui ont détruit puis reconstruit un pays.

On a tou·te·s en tête des images de toits de maison qui seraient comme posés sur l'eau, de personnes en perdition au milieu de ces étendues aquatiques. Hélas, la loi de proximité a fait que j'ai rapidement balayé ces "souvenirs médiatiques" de ma mémoire. Il me fallait le talent d'Ellen Urbani pour ne serait-ce que toucher du doigt la détresse et les mille émotions qu'ont dû ressentir les personnes ayant fait face à l'ouragan Katrina.

"Je ne veux pas prier pour être protégée des dangers, mais pour avoir la force de les affronter. Je ne veux pas supplier pour que cesse ma douleur, mais pour avoir le courage de la surmonter."

Landfall, c'est l'histoire de deux destins qui se percutent. C'est l'histoire de deux jeunes femmes qui ne se connaissent pas, Rose et Rosy, l'une blanche, l'autre noire, toutes deux très liées à leurs mères respectives, Gertrude, reine de l'autonomie par la distanciation, et Cilla, qui manie l'ironie et les chansons comme personne. Quelques jours après le passage de l'ouragan Katrina, un accident de voiture tue Rosy, qui marchait sur la route, et Gertrude qui était au volant. Rescapée de ce drame, Rose enquête pour retrouver la famille de Rosy afin de lui annoncer son décès.

Par une écriture intensément immersive, l'autrice nous fait vivre une catastrophe naturelle en lui réinjectant une bonne dose d'humanité, avec ses meilleurs aspects comme les pires. Bien au-delà des considérations purement factuelles, on angoisse à la montée des eaux, on panique devant les conséquences extrêmement dommageable du racisme, on s'alarme du sort des réfugiés du Superdome. Ce serait terriblement prétentieux de ma part d'affirmer que Landfall m'a permis de vivre de l'intérieur Katrina et de le comprendre alors que je suis bien au chaud chez moi à tapoter tranquillement sur mon clavier. N'empêche que cette lecture m'a drôlement retournée.

"Je te pardonne, Maman, chuchota Rose dans l'air étouffant de la Louisiane. Je te pardonne de n'avoir pas compris ce dont j'avais le plus besoin."

Car Landfall, c'est aussi l'histoire de femmes exceptionnelles dans leur normalité et dans leurs failles. C'est un cri d'amour dans un océan de misère, c'est un appel au pardon à nos mères lorsqu'elles nous abîment malgré elles.

Un seul point négatif m'a fait rater le coup de cœur. Difficile de l'évoquer sans divulgâchis : disons qu'un chaînon de l'intrigue était pour moi superflu. Mais cela n'occulte en rien la puissance narrative de ce roman que je vous recommande vivement.

A la place de la règle du mort-kilomètre, je propose la loi du livre-kilomètre : et si on calculait le nombre de livres qui nous aident à nous rapprocher d'un événement ? Avec Landfall, c'est certain, j'ai fait mon premier pas vers Katrina ...

Landfall, d'Ellen Urbani aux éditions Gallmeister (grand format : 309 pages, 22,50 € : format de poche : 336 pages, 9,80 €)


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